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ESWC 2006 : Et Bercy découvrit l'esport (1/3)

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Partie 1 : Et Bercy découvrit l'esport

Partie 2 : BTB, WebOne et atLanteam à l'assaut du monde

Partie 3 : La destinée d'un pionnier

 

Dans quelques semaines, le palais omnisports de Paris-Bercy accueillera le 19ème Major de l'histoire de CS:GO, organisé par BLAST. Et tout le monde trouvera ça normal. Parce que l'esport est plus visible que jamais, qu'il a déjà investi des dizaines d'arènes prestigieuses à travers la planète, et que même Bercy commence à être habitué aux fans de jeux vidéo dans ses gradins.

Il y a 17 ans, rien de tout ça n'était vrai. Les jeux vidéo n'étaient pas encore pleinement démocratisés et l'esport faisait ses gammes. Ça n'a pas suffi à effrayer l'ESWC. Pour son édition 2006, le plus célèbre des tournois tricolores se paie Bercy et fait entrer Counter-Strike, Quake et autres Gran Turismo dans un lieu unique, qui n'avait jusque-là jamais entendu parler de sport électronique.

Derrière ce pari un peu fou se trouve une entreprise, Games-Services, maison-mère de l'ESWC, embarquée cette année-là dans son aventure la plus ambitieuse. Se cachent aussi des joueurs, joueuses, admins et autres journalistes qui se souviennent tous de cette édition en avance sur son temps, marquée par les "BTB !" qui descendent des gradins, les pom-pom girls, les médias généralistes intrigués par tous ces écrans et les couloirs labyrinthiques d'une salle bien trop grande pour l'esport de l'époque.

Ils racontent leur ESWC 2006, celui où Bercy découvrit cet univers.

Avec, dans leur rôle original :

  • Matthieu Dallon, président de Games-Services
  • Jean-Christophe "Syam" Huwette, salarié de Games-Services
  • Jonathan "lepolac" Skrzypek, admin Counter-Strike
  • Nicolas "gOrdi" Loisel, rédacteur chez *aAa*
  • Antoine "FistOr" Descamps, moviemaker chez *aAa*
  • Marc "bisou" Naoum, joueur et leader chez WebOne
  • Steeve "Ozstrik3r" Flavigni, joueur chez WebOne
  • Thomas "bk" Belhassen, joueur chez atLanteam
  • Mathieu "Maniac" Quiquerez, joueur chez FRAGBOX
  • Sandrine "MiTsu" Avedissian, joueuse et leader chez BTB

 

1. "L’année d’avant, ils étaient au sous-sol du Louvre"

Matthieu Dallon : On était sur une super dynamique. Les trois premières éditions de l’ESWC étaient vraiment montées en puissance, à la fois en termes de notoriété, et surtout d’éducation du public au fait de venir assister à l’événement en tant que spectateur, c’était assez nouveau.

En 2005, au Louvre, la dernière journée, on a joué à guichets fermés, c’est-à-dire qu’il y a des gens qui ne pouvaient pas rentrer dans le Carrousel. La finale de compLexity, la salle était noire de monde, ça devait faire à peu près 3 000 personnes. On poussait les murs et les pompiers de la sécurité avaient dit « vous êtes au-dessus de la jauge, vous ne pouvez plus accueillir de public ». C’était une finale de dingue, et donc on s’est dit « la prochaine fois, on va essayer de trouver une vraie salle de spectacle ».

FistOr : Ils étaient sur une pente montante et en 2005, le lieu était trop petit. Ils voyaient un engouement, la scène marchait de plus en plus... Ils se sont dit « on fait une grosse marche avec l’ESWC 2006 ». C’était un peu yolo.

gOrdi : C’est vraiment un gros step à l’époque. L’année d’avant, ils étaient au sous-sol du Louvre, j’y étais en spectateur. C’était bien, mais ça n’a rien à voir avec Bercy. Bercy, c’est une salle mythique que tout le monde connaît. C’était clairement « cette fois, on se lance dans le grand public, dans le mainstream ».

Les CPL, c’était tout le temps dans des hôtels un peu pourris, c’était pas incroyable. Les WCG, c’était organisé par Samsung, il y avait beaucoup d’argent, c’était plus prestigieux. Mais là, c’était encore un peu différent. Tout le monde savait que c’était un gros pari. Beaucoup de gens pensaient que ça n’allait pas marcher.


L'ESWC 2005 au Carroussel du Louvre

Matthieu Dallon : C’était le premier événement organisé en arène indoor, sur un set-up de ring, avec les écrans centraux, ce qui a ensuite clairement inspiré ce qui a été fait en arène couverte, notamment par Riot au Staples Center [aux Worlds 2016] ou dans plein d’autres salles. On avait envie d’innover et de faire un événement esport dans une salle de spectacle de type arena, ça n’avait jamais été fait. La plupart des grands événements esport concurrents de l’époque, c’était soit dans des hôtels, type CPL, soit des salons ou des halls d’expo, comme les World Cyber Games [WCG]. On avait pris ce risque.

Syam : C’est Matthieu Dallon qui avait toutes ces idées, ça sortait de son esprit. Je ne saurais pas dire quand est-ce que ça a germé dans sa tête, mais nous, on a dû savoir huit à dix mois avant qu’on allait faire Bercy. Je ne suis pas sûr de mes souvenirs, c’est très lointain ! On le sait moins d’un an avant, parce qu’on est encore dans le jus de l’édition précédente, et qu’on ne savait pas forcément ce qui se tramait pour les années d’après.

Matthieu Dallon : On était aussi sur une bonne dynamique commerciale. Sur ces années-là, 2005, 2006, on était portés par des deals de sponsoring assez forts, notamment internationaux avec Nvidia. On avait une vraie capacité de communication internationale à travers tous les partenaires qui procédaient aux qualifications.

L’ESWC était construite un peu comme une licence sportive, qui était franchisée à des opérateurs nationaux. Il y avait des organisations dans tous les pays, plus de 50, qui avaient les droits des compétitions ESWC, de leurs sélections et de leurs finales nationales. Ensuite, on accueillait les champions de tous ces pays pour les finales mondiales. On sentait qu’il y avait une grosse envie de plein de nations de participer, et on s’est dit « c’est peut-être l’année où il faut prendre des risques ».

C’est pour ça qu’on a fait le tour de pas mal de salles de spectacles à Paris. On était aussi un peu jeunes et inconscients, et on s’est dit « on va essayer Bercy ». On n’avait pas de soutien de la ville de Paris à l’époque, et je ne crois pas non plus de la région Île-de-France. On s’est débrouillés tout seuls : on a loué la salle et on l’a négocié comme un événement sportif pour avoir des tarifs plus intéressants. Quand t’es une société privée et que tu veux par exemple organiser un concert, tu paies la salle un certain prix, et quand t’es une organisation sportive, tu la paies un peu moins cher. Je me souviens qu’on avait négocié ça pour un événement d’esport, et c’était assez innovant à l’époque.

Donc voilà : une envie de défi, beaucoup d’inconscience, et puis surtout le fait d’avoir sold-out le dimanche au Louvre, d’avoir refusé des gens, et de se dire « enfin, les gens ont compris qu’ils pouvaient se déplacer dans une salle et que l’ambiance était dingue ». Et on s’est dit « allez, on fait Bercy ».

 

2. "On va vraiment à Bercy ?"

bk : Je savais que ça allait être spécial. Je connaissais Bercy parce que j’avais dû faire un ou deux concerts là-bas. On était en plein essor du monde des jeux vidéo, c’était pas connu comme aujourd’hui, donc je me suis dit « wow, c’est énorme ». J’espérais qu’il y aurait beaucoup de monde parce que les jeux vidéo n’avaient pas la même image qu’aujourd’hui, c’était un peu plus négatif. Je me suis dit « j’espère que ça va bien prendre », parce que pour moi c’était vraiment énorme que ce soit à Bercy. Et ça l’a été ! En plus je suis parisien, donc je jouais à domicile !

gOrdi : C’était mon premier événement international, avant j’avais dû faire une Gamers Assembly et peut-être une Nexen. J’étais jamais allé à Bercy à l’époque. Je crois qu’on y avait eu accès la veille, avant le début des tournois. On était rentré quand ils avaient tout set-up mais que c’était encore vide. On avait fait un tour et c’était ultra impressionnant. C’est quand même une salle assez incroyable. T’arrives par les coulisses et tu vois des PC dans tous les sens, la scène au milieu, c’était hyper impressionnant. Tout de suite, on s’est dit « ok, ils ont mis la barre très haute, on va voir si ça va marcher ». Mais en tout cas, visuellement, c’était magnifique ce qu’ils avaient fait.

Syam : Je ne me rendais pas trop compte de ce que c’était Bercy parce que j’étais pas parisien. J’ai pris une claque quand je suis allé visiter la salle à vide. J’ai vu le lieu, je me suis dit « wow ». C’est aussi grand qu’un stade de foot et le plafond donne le vertige. C’est impressionnant.

gOrdi : Quand je vivais à Londres, j’ai fait pas mal d’événements esport, mais même la Wembley Arena, ça me paraît plus petit. Bercy, c’est très haut de plafond. Pour voir plus grand, il faut aller à Cologne, ou peut-être Katowice.

FistOr : C’était la première fois que j’allais à Bercy, et la deuxième ou troisième fois que j’allais en coverage à Paris.

Bercy, pour moi, ça représentait rien. Les gens qui vivent à Paris, ils savent. Il y a plein de gens qui ont des souvenirs de concert, de sport... Pour beaucoup, c’est un symbole. Mais pour moi, c’est un symbole qui ne représentait rien. On allait dans une grande salle, je le voyais comme ça. Il y avait beaucoup de hype à l’époque, mais moi c’était « on va voir ».


Bercy s'éveille (photo : *aAa*)

MiTsu : Bercy, j’en entendais parler, je savais très bien ce que c’était. En plus, à ce moment-là, je suivais une chanteuse qui est passée en 2006 à Bercy. J’avais vu son concert à la télé et c’était grandiose. D’ailleurs, plusieurs fois, j’ai posé la question « on va vraiment à Bercy ? », parce qu’en tant que joueur, faire un truc aussi grand... Tu sais que c’est des concerts de stars, pas ceux des musiciens du coin.

Matthieu Dallon : C’est comme ça qu’on avait communiqué sur le plan international au moment où on a annoncé l’événement à Bercy, en disant que c’était une salle qui avait accueillie Madonna, le Masters de tennis de Paris-Bercy... C’était une des salles qui nous paraissait, à l’international, la plus connue, la plus forte.

lepolac : C’est intéressant parce que de nos jours, il y a des arènes à gauche, à droite, mais je trouve que c’est un événement clé et marquant parce qu’on a vu de l’esport dans une arène qui était, à la base, pour du sport. Il y a eu des grandes salles, des palais des congrès, des Los Angeles Convention Center... Mais là, c’était pas un parc des expos, c’était une arène où il y avait eu des gros concerts et des compétitions sportives, notamment du tennis. Ça plaçait l’esport en disant « oui, il y a des composantes du sport ». À l’époque, il y avait peut-être plus de débat qu’aujourd’hui, l’esport essayait de trouver sa place, est-ce que c’est un sport ou pas, etc. Mais le fait qu’une entité arrive à placer un événement esport dans une arène telle que Bercy, c’était énorme.

Maniac : Je pense que lorsqu’on arrive à Bercy, j’ai conscience que c’est quelque chose de fou mais je ne me rends pas encore compte à quel point parce que je n’ai pas l’impression d’appartenir à l’élite. Honnêtement, on est des visiteurs à Paris. Je n’ai aucune honte à admettre que j’étais un immense fan de plusieurs joueurs sur place. Je ne suis pas sûr que j’étais mentalement prêt à batailler et à gagner, j’étais plus avec les étoiles dans les yeux.

Je me souviens être tout excité parce qu’à la rotation des équipes (certains groupes jouaient le matin, d’autres l’après-midi), on allait s’asseoir à la place de NiP [HeatoN, walle, RobbaN, ins, zet] et j’étais tellement fan des Suédois. C’est le niveau auquel j’étais mentalement. Un petit gamin de 16 ans qui découvre un tout nouveau monde.

FistOr : En 2006, avec khqrOn [autre rédacteur d’*aAa*], on avait les meilleurs joueurs du monde, des mecs dont on était fan, et c’était un défi de se dire « je vais interviewer des grands joueurs ». Et c’est ce qu’on a fait. Mais là où on était nul, c’est qu’on n’est pas allés plus loin que ça, et on n’avait pas grand-chose d’intéressant à leur poser comme question. C’est complètement immature ! On avait juste en tête « on va interviewer HeatoN, fRoD, les grands joueurs ».

L’autre défi, c’était de faire les interviews en anglais et d’avoir les sous-titres en français. Ça, ça a été un sacré merdier qu’on n’avait pas anticipé. On le faisait directement sous Vegas, pas comme aujourd’hui où sur YouTube, c’est facile. À l’époque, c’était tout à la main, un enfer.

Ozstrik3r : Bercy, je connaissais parce que j’étais un banlieusard à l’époque. On sait que les événements se faisaient à Bercy. Moi, c’était vraiment mon premier grand tournoi.

Ce qu’il faut savoir, c’est qu’avant la victoire à la Coupe de France 2006, on avait gagné qu’un tournoi, la Gamers Assembly. C’est réellement la première fois que je gagnais un « vrai » tournoi. On s’était fait huer en finale. Nous, on jouait contre des potes, on s’insultait, comme d’habitude ! Le problème, c’est que le public, c’est des mamans, c’est du casu, donc on s’est fait siffler comme des oufs parce qu’on était vulgaire. Là, on a eu une première idée de ce que c’était, un gros tournoi.

bisou : La Gamers Assembly, pour la finale, il y avait du monde dans le public. Il y avait vraiment une ambiance, c’était une vraie bonne lan, celle à faire à l’époque.


bisou, Ozstrik3r et YanK à la Gamers Assembly 2006 (photo : *aAa*)

Ozstrik3r : La Coupe de France, en soi le titre était important, mais personne nous regardait, c’était un tournoi comme un autre pour nous. Quand on est arrivés à Bercy, on savait que ça allait être un gros tournoi, mais on ne se rendait pas compte de l’impact du public. Quand tu arrives à l’événement, tu vois que c’est grand, mais tu ne sais pas s’il va y avoir du monde. T’as la surprise en temps réel !

gOrdi : Je me rappelle m’être un peu perdu dans les coulisses de Bercy. On avait un accès presse assez privilégié vu qu’on était français et que Games-Services nous connaissait bien. On pouvait se balader un peu partout. En dessous de Bercy, c’est hyper impressionnant. J'ai vu le France-Brésil de la Coupe du monde, qui était en même temps, dans une salle de Bercy, avec certains des MIBR. C’était hyper cool.

lepolac : On voit Bercy bien avant et c’est un facteur de motivation pour le staff. Découvrir qu’on a Bercy pour nous tout seuls le soir ou le matin, après une grosse journée, et regarder tous les sièges vides de cette arène, c’était impressionnant. Voir toutes les salles, les loges... Après, c’était un dédale !

Il y avait aussi un petit sentiment de participer à quelque chose de grand et de construire quelque chose. Personnellement, dans tous les gros stades que j’ai faits, il y a toujours eu un peu de ça. Un jour, on a fait le Zénith de Paris, et en montant sur la scène, tu te dis « il y a des choses qui se sont produites ici, et nous aussi on va produire quelque chose ici ».

 

3. "Une soixantaine d’équipes, 500 joueurs, sept tournois "

lepolac :  À l’époque, l’ESWC, avec la CPL, c’était l’une des compétitions phares, la Mecque de CS, avec toutes les grosses équipes, tous les gros joueurs. 2006, c’était mon premier gros tournoi international. J’ai commencé les lans en 2001, puis à faire de l’admin à grande échelle sur CS en 2004 je crois.

Sur CS, il y avait 44 équipes mixtes et 24 équipes féminines. Il y avait huit admins et un responsable. Pour opérer un événement de cette échelle, il y avait des conventions, des équipes, les talkie-walkies... Qui est officiellement la personne responsable, à quel pôle tu appartiens... C’était assez carré. Pas mal de pression. L’international et l’anglais, ça me dérangeait pas, j’ai toujours été à l’aise avec ça. C’était plutôt l’échelle à laquelle il fallait opérer et les enjeux.

Syam : La grande majorité du staff venait de plusieurs associations de lan partys qui avaient plus de 15 ans d’existence, qui ont vu naître et grandir l’ESWC et l’esport en France. C’était une grande famille. On ne venait pas sur l’ESWC pour l’argent : on venait pour se voir et vivre ce truc-là.

Je fais des lans depuis 1997, 1998. Depuis que j’ai découvert ça et que je suis majeur pour y aller avec mon ordinateur ! À l’époque, j’ai découvert l’association Nexen, qui était l’une des plus actives dans le Nord. C’est comme ça que j’ai découvert Counter-Strike. J’ai rencontré des gens extraordinaires, qui sont restés des amis depuis.

gOrdi : À ce tournoi-là, tu dois avoir 48 équipes CS. Tu rajoutes les joueurs de Warcraft, de PES, de Quake aussi... En gros, juste les joueurs, ça faisait 500 personnes, même plus. Évidemment, les spectateurs ne pouvaient pas avoir accès à l’arène centrale, mais après, les joueurs allaient prendre leur pause clope par la sortie « normale », donc ça se mélangeait beaucoup plus. Et puis ils étaient moins starifiés. T’avais HeatoN quand même, qui était une légende, mais il pouvait se balader dans les couloirs, il ne se faisait pas arrêter par beaucoup de monde. Même si les gars le reconnaissaient, il y avait moins ce côté « je veux un autographe, je veux un selfie ». C’était plus l’esprit famille, on fait tous partie de la « famille de l’esport », les gens se côtoient. Il y avait moins « les joueurs d’un côté, les autres plus éloignés ».

bisou : Avant Bercy, l’ESWC se passait déjà au Futuroscope. C’était quelque chose aussi, comme un petit village olympique. Bercy, ce qui est dommage, c’est qu’il n’y avait pas ce côté « petit village ». Par contre, c’était à Paris, c'était génial. Nous, à part YanK, on était tous de Paris. Je me souviens qu’il y a la famille du petit Dr.Crow qui est venu le voir, ses grands-parents, c’était hyper sympa !

Matthieu Dallon : On avait sept tournois, PC et console, et probablement une soixantaine d’équipes, qui jouaient tous leurs matchs dans ce lieu.

gOrdi : Cet événement, il a vraiment une place à part pour son ambition, son côté unique. Tout le monde était là, tout l’esport français et mondial, il ne manquait presque personne. C’est ça aussi qui faisait le sel de ces événements à cette époque : t’avais tous les jeux en même temps. Tu pouvais regarder NiP et ensuite Grubby sur Warcraft, ça rendait ce côté « famille » un peu plus présent.


Petite pause Trackmania entre deux maps de CS ? (photo : *aAa*)

Syam : C’est vrai qu’à l’époque, c’était multi-communautaire et les communautés se connaissaient entre elles. Aujourd’hui, elles ne sont pas hermétiques, mais par le format des tournois, elles ne se connaissent pas forcément. L’ESWC, c’était aussi la force du multiculturalisme, du multigaming.

bk : C’est un peu dommage qu’on ne le voie plus aujourd’hui parce que même si on est des joueurs de Counter-Strike, c’est toujours agréable de voir d’autres jeux. Et puis pour le public, c’est assez simple de tout suivre puisqu’on est tous à côté.

bisou : Quake, c’était fou. C’était incroyable à voir jouer. C’était beau, ça allait vite. Un mélange de skill et de stratégie, c’était propre à voir. Je garde de bons souvenirs à regarder Quake. Si tu connais un peu le jeu, te tu régales devant. CS, c’est plus sympa à regarder quand tu t’y connais déjà bien.

Matthieu Dallon : C’est plus du tout ça le format des événements. Aujourd’hui, tu loues Bercy pour faire un Bo5 et c’est tout. Donc tu concentres toute l’envie des gens de venir à l’événement au même moment, pour une durée beaucoup plus courte. Et en termes de moyen de production, tu peux concentrer tous tes efforts sur quelque chose de beaucoup plus qualitatif. Alors que nous, on a loué Bercy trois jours, ouvert dix à douze heures par jour en flux tendu. Les gens rentraient, sortaient, ils faisaient leur vie.

On fournissait aussi tout le matériel, et à l’époque on était encore en écran CRT. On était sur un dispositif d’à peu près 400 PC fournis, pour plus d’une trentaine d’heures de live pour le public. Ce serait complètement dingue de refaire ça aujourd’hui. Et plus personne ne le fait d’ailleurs, peut-être pour ça !

 

4. "Des patinoires géantes, des piscines, des concerts des plus grosses stars du monde... Mais ça, ils n’ont jamais vu"

FistOr : Le principe de l’ESWC 2006, c’est que tu avais un « ring » au centre des gradins, et tout se jouait dans le ring. Le public restait installé autour.

lepolac : Dans la fosse, il y avait des zones délimitées par jeu, avec des îlots, et cette grande scène centrale au milieu, avec des écrans autour, comme on voit dans les matchs de basket ou de hockey. C’était assez impressionnant. Je pense que c’est l’un des rares événements où la scène était la partie centrale de tout le reste. Au planning, ils s’arrangeaient pour qu’il n’y ait pas du bruit tout le temps, mais on était quand même assez près.

MiTsu : C’est aussi grand que je le pensais. Nous, ça faisait vraiment petit au milieu par rapport à la salle. Quand t’es dans le carré joueurs, tu te dis « c’est grand », encore plus que quand t’es dans le public. Tu réalises vraiment que c’est pas une petite salle. Tu te dis que t’es là pour jouer, pour faire un résultat, t’es pas là pour regarder, mais j’étais quand même obligé de constater ça !

Matthieu Dallon : À chaque édition, on essaie de se réinventer un peu, de se repenser. Quand on est dans une salle de spectacle où on n’a pas le choix, on est obligés d’utiliser toute l’ouverture d’une scène, de mettre les joueurs en face du public avec des compositions d’images sur un seul écran, c’est contraignant. À Bercy, la configuration de la salle pousse à ce dispositif de ring. Moi, c’est mon kiff de designer des événements et dès la première visite, j’ai voulu faire ça. C’est très inspiré de la boxe, avec une scène centrale et des écrans au-dessus. Ça rappelle aussi le basket. C’étaient des codes hérités du sport et qui étaient hyper forts.

Surtout, en 2005, parmi les images du Louvre qui avaient été extrêmement puissantes, il y avait des plans de cam’ où les joueurs étaient complètement fondus dans l’image du jeu. Comme les écrans géants allaient du plafond jusqu’au sol, en rétroprojection, l’image englobait complètement le joueur. Il y a notamment de très beaux plans de Warcraft 3 où tu vois les champions jouer physiquement et derrière eux, un environnement de jeu vidéo. Je trouvais ça assez dingue.

Et je m’étais dit, vu l’ambiance qu’il y avait au Louvre, que le truc qui manquait, c’était le public. Quand on photographie la scène et le joueur comme ça, on voit pas le public. Je m’étais dit qu’on allait résoudre le problème en face-à-face sur un ring. On va pouvoir filmer les joueurs avec le public derrière, de tous les points de vue, et prendre du champ pour voir les écrans au-dessus. Je me disais que ça cochait toutes les cases pour montrer que l’esport était un spectacle ouvert au public, et pas simplement de l’image de jeu.


Le ring central, les différents carrés joueurs, les écrans, le public : ça, c'est l'ESWC 2006

Syam : Pression, non, excitation, oui, en mode « c’est incroyable, on va faire un truc là-dedans ». Mais qu’est-ce qu’on va faire ? Qu’est-ce qu’il y a dans les plans ? Moi, je ne décidais rien, je ne faisais que des maquettes. Je me souviens avoir refait tout Bercy en 3D, et c’est une image qui avait un peu fait le tour du monde à l’époque parce que c’était inédit pour ce temps-là. J’essayais de mettre sur papier la vision de Matthieu Dallon, via des maquettes 3D. Il m’a fait des croquis à son niveau, avec des cotes à main levée. Parfois, il me faisait des PowerPoint ou des trucs un peu mieux sur ordinateur. Mon but, c’était de prendre tout ça et de le retranscrire, de le modéliser, pour voir à quoi ça allait ressembler. Lui, ça lui permettait de se rassurer, de voir si c’était proche de ce qu’il imaginait. Et puis de concrétiser cette vision, de la montrer à toute l’équipe, de dire « c’est vers ça qu’on se dirige ».

Et après, on se disait « au niveau habillage, qu’est-ce qu’on fait, on va mettre une moquette bleue, etc. » C’était très passionnant cette époque-là, se dire qu’on peut modéliser des trucs et qu’on va remplir Bercy ! Le modéliser, le remplir, faire un rendu et imaginer quelque chose qui ne s’est jamais fait à Bercy. Pourtant, ils en ont vu de toutes sortes : des patinoires géantes, des piscines, des concerts des plus grosses stars du monde... Mais ça, ils n’ont jamais vu. 

gOrdi : La scène centrale, j’ai trouvé que c’était une bonne idée. En plus, je pense qu’à l’époque, ça n’avait jamais été fait, en tout cas je n’avais jamais vu ça. Depuis, ça a été copié pas mal de fois, dans plusieurs événements, plusieurs jeux. Et ça se prête bien à Bercy, vu que la scène était au milieu de l’arène, d’avoir des gens de chaque côté.

Matthieu Dallon : Il y a des marqueurs dans l’histoire de l’esport, des trucs qui marquent photographiquement les mémoires, comme la Ferrari qu’avait gagné Thresh sur un tournoi Quake. Et puis à un moment donné, t’as le set-up de Bercy. Il a vraiment eu un héritage super fort. Quand en 2016, sur les Worlds de LoL aux États-Unis, au Staples Center, j’ai vu le set-up de Riot, je me suis dit « c’est pas possible, ils ont vu les images de l’ESWC à Bercy ! »

Je pense que ça a donné une légitimité probablement internationale à plein d’équipes. Et ça a forgé plein de caractères. Je me souviens que ZeratoR était dans le public à Bercy. C’est un exemple anecdotique, mais énormément de gens passionnés par cet univers ont cristallisé leur passion à ce moment-là et en ont fait leur vie professionnelle. Je pense notamment à des joueurs qui se sont dit « à partir du moment où il y a des événements qui peuvent avoir lieu dans des arènes comme Bercy, ça va être de plus en plus ouf ». Il y a une forme d’accélération et de légitimité acquise par l’esport, et plein de gens se sont dit « on y va plein pot et on va en faire notre vie ».

 

5. "Une idée de show à l’américaine"

lepolac : Je pense que l’ESWC a été la première organisation à comprendre, à cette échelle, l’aspect spectacle. La CPL était plus dans l’optique du cyberathlète – c’est marrant, c’est un mot complètement désuet aujourd’hui dans l’esport –, du pur CS hardcore. L’ESWC avait ce côté show, qui était reproché d’ailleurs des fois, parce qu’il fallait un trouver un équilibre avec l’aspect compétitif.

Je pense que c’est la première organisation à avoir poussé ce côté spectacle, et à avoir fait beaucoup d’efforts sur le côté production vidéo et scénique. C’était quand même la première avec un host qui rentrait, qui repartait, qui faisait des interviews avant et après ; avec les casques hélico pour les joueurs pour essayer de les isoler avant l’époque des booths...

Ozstrik3r : J’ai pas souvenir qu’il y avait ça avant dans les tournois internationaux. Je l’ai retrouvé par la suite et des supers shows, j’en ai vu d’autres. Les WCG en Chine [en 2009], t’étais sur un autre monde. Tu pars avec la délégation française, t’as un accompagnateur qui emmène tous les joueurs : Trackmania, CS... Il y avait tous les jeux possibles et imaginables. ToD, le joueur Warcraft, tu pouvais pas l’approcher là-bas, tous les Chinois étaient autour de lui. La ferveur, c’était un truc de fou !

Mais c’est difficile de comparer. Bercy, c’est peut-être la première fois que je voyais un show pareil. Et c’était vraiment bien fait.

gOrdi : Avec des pom-pom girls ? Ouais, ça me dit vaguement quelque chose. Je me rappelle qu’on s’était dit « ils essaient trop de faire le show à l’américaine, ça marche pas vraiment ». Il y avait probablement un écart entre ce qu’ils voulaient faire dans leur tête et ce qu’ils avaient pu faire en vrai. C’était pas fou. Honnêtement, j’ai peu de souvenirs de ça. Les pom-pom, ça nous avait marqués parce que c’était la première fois, on n’en avait jamais vu dans un événement esport.

FistOr : C’était cringe ! T’es français et t’essaies de faire des trucs à l’américaine, mais culturellement c’est complètement à côté de la plaque. Les pom-pom girls, c’était pas qu’à la cérémonie d’ouverture, ça servait de transition, etc. Ils étaient dans une idée de show à l’américaine et je pense qu’ils ont dû se baser, en partie, sur la scénographie des matchs de boxe, ce qui explique peut-être les pom-pom girls.

Syam : C’était vraiment la vision de Matthieu Dallon de dire « on va importer des shows à l’américaine en France ». Ça a toujours été la tête pensante. Il avait – il a toujours d’ailleurs – un leadership et des idées incroyables.

Matthieu Dallon : On a fait comme les Américains, comme au basket ! Il fallait pouvoir proposer un truc sans temps mort, et c’était vraiment un défi physique pour les équipes en charge de cette animation. C’était quasi absurde et aujourd’hui on ne le referait pas, parce que se dire que tu peux faire dix ou douze heures de show par jour, ça épuise tout le monde : les équipes de la régie, les commentateurs, les danseuses...

On s’est dit qu’à n’importe quel moment dans la salle, tu devais pouvoir t’assoir et voir quelque chose. Donc on avait un dispositif avec le ring central et plein de mini-scènes qui permettaient d’avoir un contenu quasiment en flux tendu, sans break. Tu pouvais passer d’un match Quake à un match Counter à une course Gran Turismo ou Trackmania sans t’arrêter, avec des commentateurs ad-hoc et un flux de spectacle pour pas que tu t’embêtes.

Mais en fait, il faut séquencer. C’est impossible de tenir les gens aussi longtemps et de faire un truc de qualité sur ce format. Aujourd’hui, quand t’as des phases finales, à DotA, sur les Majors de CS ou les Worlds de LoL, t’as une séquence de trois semaines sur lesquelles les équipes font les matchs éliminatoires sur les premières semaines, à huis clos, tranquille. Et puis parfois tu as un lieu pour les quarts et les demies, et un autre pour la finale, et le show proposé pour la finale, c’est uniquement la finale. C’est beaucoup plus maîtrisé et c’est probablement comme ça qu’on aurait dû faire. C’est pas grave, on a appris.


L'aftermovie, un bon moyen de se mettre dans l'ambiance

FistOr : Pour moi, personne n’a essayé de faire comme ils ont fait. Les WCG, je pense qu’ils n’en avaient rien à foutre des autres événements. Les Coréens, ils étaient dans leur truc, ils faisaient comme ils voulaient. La CPL, j’aimerais bien avoir le fin de mot de l’histoire un jour. Avec le recul, t’as quand même l’impression que c’était une organisation mafieuse. Ils n’ont jamais voulu faire du spectacle. C’était vraiment un truc que Matthieu Dallon voulait faire, « l’esport spectacle ».

bisou : J’ai pas eu la chance de faire les WCG, à chaque fois j’ai fini deuxième des qualifications. Donc je peux pas parler de ça, mais je sais que là-bas c’était plutôt cool en termes de show, de ce que j’en ai entendu. Une fois, quand j’étais chez armageddon Intel, on était parti en Angleterre défier les 4Kings, je crois. Intel organisait un événement pour mettre en avant ses équipes, pour que les gens puissent adhérer. On était sur une scène, avec un public, mais c’était pas pareil que le show de l’ESWC. J’ai même fait la CPL Winter, qui est carrément cool, au moins un an après, et c’était pas pareil. C’était dans une grande salle, un peu comme les lans, et je retrouvais pas ce petit côté de l’ESWC.

Ozstrik3r : C’est ce qui rendait l’événement complètement unique. La différence entre avant et aujourd’hui, c’est qu’aujourd’hui tu as beaucoup de tournois avec de gros spectacles, un vrai show. À l’époque, les tournois majeurs étaient plus rares. T’avais les WCG, les CPL et surtout la Coupe du monde à l’ESWC, qui avait une vraie valeur. Donc le spectacle était vraiment hors normes. C’était marquant, et tu avais l’impression de venir dans un truc de plus en plus professionnel.

 

Partie 1 : Et Bercy découvrit l'esport

Partie 2 : BTB, WebOne et atLanteam à l'assaut du monde

Partie 3 : La destinée d'un pionnier

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