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Astralis ou le paradoxe de la domination
Astralis domine, et fait parfois grincer des dents. Mais où est le problème, et était-ce mieux avant ?
Pour ceux qui ont suivi la scène professionnelle de CS:GO ces derniers temps, il est pratiquement impossible d’être passé à côté du phénomène Astralis et de la manière dont les Danois se sont accaparés 2018 et la majeure partie de ses trophées, ainsi que le début de l’année 2019. Avec douze titres prestigieux, une complétion de l’Intel Grand Slam, son deuxième Major remporté à Londres et son troisième à Katowice, l’équipe de Lukas "gla1ve" Rossander s’est imposée comme la formation la plus dominante sur ces douze derniers mois, et sans réelle contestation. Ajoutons à cela un ratio de victoire impressionnant, dont leur époustouflante série à 31-0 sur Nuke, toujours active, qui n’est pas sans rappeler la domination des Ninjas in Pyjamas, sauf qu’en place de 2013 et sa compétition encore naissante, nous sommes en 2019, les équipes solides et capables ne sont pas ce qui manque. Ce qui rend la performance d’autant plus remarquable.
Un spectacle devenu fréquent depuis Avril 2018
L’un des points de discussion actuels autour de cette équipe tourne bien évidemment autour de son "ère", et de déterminer si elle est la meilleure équipe que CS:GO ait jamais vu. Un débat qui implique forcément de comparer aux autres grandes équipes et grandes périodes, notamment Luminosity puis SK, Fnatic et les Ninjas précédemment mentionnés. Plus les victoires s'enchaînent, et plus la balance penche inévitablement en faveur d'Astralis dans ce domaine. Mais un autre aspect mérite d’être abordé, celui de la domination en elle-même, et de sa perception par le public.
En effet, s’il y a un sentiment que la communauté a exprimé au fur et à mesure que les Danois ont enchainé les trophées, c’était l’admiration, parfois matinée d’agacement. L’admiration et l’agacement de voir toujours le même nom se retrouver tout en haut du tableau, toujours le même maillot présent sur scène lorsque le trophée est brandi, toujours le même rouge comme couleur de fond lors d’une cérémonie de fin de tournoi, toujours les mêmes noms sur les récompenses attribuées aux meilleurs joueurs d’un tournoi donné. Si le sentiment n’est pas universellement exprimé par l’ensemble de la communauté – l’on pense notamment aux supporters danois qui doivent se régaler, mais pas que – on ne peut nier qu’il a été bien présent et de plus en plus répandu au fur et à mesure des victoires successives.
Ses joueurs comparés à des robots. Les soupirs en remarquant leur participation à un tournoi donné. Les remarques sarcastiques les prédisant vainqueurs avant même que leur avion n’atterisse dans le pays hôte d’une compétition. Les façons d’exprimer cela sont nombreuses et n’ont cessé d’augmenter. Quelque part, il est compréhensible de voir un certain ras-le-bol s’exprimer. Pour les fans de beaucoup d’équipes proches du sommet, voir les chances de leurs favoris grandement réduites par la simple présence d’Astralis peut avoir un effet déprimant. Et ce d’autant plus que certaines finales ont pu pencher en la faveur de leurs adversaires, avant qu’Astralis ne remonte implacablement. Une pensée pour les supporters de Team Liquid qui attendent un trophée majeur – celui des iBP Masters étant difficilement satisfaisant au regard des conditions – depuis maintenant bien longtemps, tout cela pour se le voir refuser pas moins de cinq fois face à Astralis, alors que cette année passée semblait la plus propice. Idem pour Natus Vincere, dont le duo Oleksandr "s1mple" Kostylev et Denis "electronic" Sharipov semblait garantir une très forte performance cette année-ci, mais qu’Astralis à fortement contribué à enrayer. C’est simple, dans un autre contexte, on aurait parlé de favori. Dans le contexte actuel, le terme favori a vu son sens changer pour "une équipe qui a ses chances de se retrouver en finale pour être battue par Astralis".
Max Melit, analyste australien, résume bien la situation au début de cet article publié après les BLAST Pro Series de São Paulo.
Astralis est l'équipe ayant le plus gagné dans Counter-Strike. Tellement qu'il en devient facile de ne plus faire attention à leurs victoires. Ce qu'on attend d'eux entretient un certain niveau d'apathie. |
Si l’on compare aux autres périodes de domination, l’une d’elle vient immédiatement à l’esprit, celle de Fnatic autour de 2015. Sa popularité était à l’époque entachée suite à l’affaire de "l’olofboost", et écornée d’autant plus par les incessantes accusations de triche, dans l’atmosphère tendue suivant le ban pas si éloigné de Hovik "KQLY" Tomvassian. Même dans ce contexte, il n’en restait pas moins une certaine frustration également de voir les Suédois vaincre encore et encore en tournoi, enchaîner les Majors à Katowice puis Cologne, ou encore renverser des matches qui semblaient perdus après une simple pause où personne ne parle. On se rappellera ainsi les huées du public à l’ESL One Cologne lors de l’interview d’Olof "olofmeister" Kajbjer après leur victoire en demi-finale, qui demanda l’intervention de Wiktor "TaZ" Wojtas sur scène pour calmer la foule. Fnatic en 2015 était une équipe avec de nombreux détracteurs, malgré son succès inégalé à l’époque, et des performances hors du commun.
Alors certes, Astralis n’en est pas à ce niveau de vitriol reçu, probablement grâce à une communication maîtrisée et des joueurs qu’il est difficile de ne pas apprécier tant pour leur caractère que leur esprit sportif. Probablement aussi à cause de la réputation que se sont forgés leur système et leur philosophie d'entraînement, œuvre de Kasper Hvidt, leur directeur sportif et lui-même handballeur professionnel. Ceux-ci semblent s’être établis en modèle à suivre pour une équipe qui se veut dans l’élite. Ils n’ont pas la même image de vilains qui semblait caractériser Fnatic quelques années plus tôt. Mais même cela n’a pas empêché des accusations de triche, ou concernant l’obtention d’un avantage controversé, et plus particulièrement avec la discussion ayant eu lieu autour des frags à travers les fumigènes qu’ils semblent obtenir plus que la moyenne. Même cela n’empêche pas, tout simplement, l’expression d’une part des spectateurs d’un ennui de les voir gagner tous les tournois qu’ils entreprennent ou presque.
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Pourtant, si l’on revient en arrière, avant Astralis, on tombe sur une période bien particulière, qui, peu de temps après avoir commencé, en 2016, s’est vite vue nommée "l’ère de l’incertitude". Pour comprendre un tel nom, il suffit de comparer la fin de 2015 et le début de l’année 2016 à la période qui s’étend de la deuxième moitié de 2016 à début 2018 et le commencement de la domination d’Astralis. Les Fnatic apportaient la touche finale à leur ère, lorsqu’ils avaient remporté, avant la MLG Columbus, six tournois sur les six où ils avaient pris part. Les Brésiliens de Gabriel "FalleN" Toledo ont pris le relais, en gagnant notamment deux Majors d’affilée, la MLG Columbus et l’ESL One Cologne. Puis il y eu un passage à vide. SK Gaming ne parvenait pas à s’imposer autant que durant le printemps et l’été 2016, et aucune autre équipe ne semblait prendre la relève. Et cette situation durera jusqu’à la formation de l’Astralis que l’on connaît. En quelques chiffres, si l’on prend la période entre l’ESL One Cologne 2016 et la DreamHack Marseille 2018 non-incluse, on peut dénombrer 32 tournois importants. Sur l’ensemble de ces tournois, on constate 14 vainqueurs différents, pour une moyenne d’un peu plus de deux tournois gagnés par équipe victorieuse durant cette période. Ce qui montre qu’aucune équipe n’a réussi à s’imposer réellement dans cette période. Il faut remarquer que ce n’est pas uniforme, et des équipes comme FaZe, SK, Astralis, Virtus.pro et NiP ont eu plus de succès que la moyenne, avec jusqu’à cinq tournois remportés par SK dans cet intervalle, le meilleur résultat sur cette période, mais sans Major, dont les titres de cette époque sont allés à Astralis, puis Gambit, et enfin Cloud9. C’est le fait que l’on ait un aussi grand nombre d’équipes ayant gagné un tournoi, et même un relativement grand nombre d’équipes pouvant atteindre le dernier carré en tournoi, qui donne ce caractère d’incertitude à cette période.
Cet état des lieux fut également source de frustration. En effet, il pouvait sembler que n’importe quelle équipe un tant soit peu sérieuse, et dans un bon jour, pouvait gagner un grand tournoi, ce qui pouvait par exemple donner l’illusion que le niveau global n’était pas très élevé, ou encore qu’aucune équipe n’arrivait à réellement se dépasser, du fait du manque d’une figure réellement dominante au sommet de la scène. Il était délicieux de voir FaZe et SK croiser le fer régulièrement, Virtus.pro gagner des tournois aussi tardivement, des équipes américaines enfin remporter de gros tournois et même un Major. Il semble cependant manquer une sorte de fil rouge, de filigrane à cette époque. Ainsi, l’une des choses les plus remarquable de cette période reste cette absence, plutôt qu’une présence, comme lors des ères des Ninjas in Pyjamas, de Fnatic, SK ou Astralis.
Ce qui de fait relève quelque peu du paradoxe. Il y a d’un côté la volonté de voir une équipe qui se maintient tout en haut du classement quand aucune ne le fait, mais cette situation rend mécontente une partie de la communauté – possiblement différente – quand enfin, une escouade y parvient. On semble aboutir alors à une situation où il est impossible que tout le monde trouve son compte en ce qui concerne l’état de la scène à un instant donné.
En présence d’une équipe qui domine complètement, les différentes communautés de supporters des autres équipes vont inévitablement connaître la frustration de voir leur équipe limitée à un plafond apparemment infranchissable. Certains pourront, à juste titre, se plaindre du fait qu’une discipline où le vainqueur est quasiment connu d’avance perd de son suspens et donc de l’intérêt de suivre assidûment la compétition.
En revanche, l’absence d’une équipe dominante a pour potentielles conséquences l’absence d’une histoire forte, d’un point de focalisation très accessible et identifiable pour le plus grand nombre, ou encore une sensation de flottement, voire d’aléatoire, ce qui est en soi indésirable également dans un contexte où l’on veut que la compétence, le talent, et le travail, déterminent le vainqueur, et pas le temps qu’il fait ou simplement si une équipe plutôt qu’une autre a vu ses joueurs mieux dormir la nuit d’avant.
Ce constat peut sembler morose, donc tournons-nous plutôt vers les avantages de ces situations, et tentons même de démontrer que si l’une n’est pas supérieure à l’autre, elles sont en fait toutes les deux bénéfiques et gagnent à exister toutes les deux. Prenons tout d’abord le concept d’une ère. Il est difficile d’argumenter qu’il n’est pas palpitant dans un premier temps de voir une équipe monter au firmament et s’y établir durablement. Il y a un côté "voir en personne l’histoire s’écrire" qui peut faire frissonner, en tout cas au début. Ensuite, même si la lassitude peut s’installer, et faire croire à la monotonie, il est tout de même difficile de pouvoir critiquer Astralis notamment sur ce point. Les Danois ont en effet rivalisé d’inventivité pour se renouveler au fil du temps et faire en sorte que ce qui les a propulsé au sommet ne devienne pas une habitude à laquelle les autres équipes pourraient se fier pour les battre.
Par ailleurs, il est réducteur de penser que les projecteurs n’ont été que sur Astralis durant cette période. S’ils peuvent sembler être l’arbre qui cache la forêt, les Danois ont été au contraire le catalyseur qui a permis à d’autres récits de voir le jour. On a déjà cité leurs nombreuses rencontres avec Team Liquid, ce qui a caractérisé l’année de l’équipe américaine. Une line-up qui trouve enfin une alchimie inédite et un niveau qu’elle n’avait jamais atteinte, seulement pour se voir empêchée maintes fois de gagner un grand tournoi, voire presque brisée comme à l’ESL New York, où Astralis n’était pas présente, et où Team Liquid a échoué face à mousesports alors qu’il s’agissait d’une opportunité unique de remporter ce grand tournoi tant convoité qui lui échappe toujours. Cela rend également les victoires contre Astralis d’autant plus marquantes, comme lorsque North créé la surprise à la DreamHack Masters Malmö juste avant le Major de Londres, ou FaZe aux IEM Sydney un peu plus tôt cette année. Enfin, cette version d’Astralis n’aurait pas pu exister sans le départ complètement soudain et inattendu de Markus "Kjaerbye" Kjærbye pour North, très vite caractérisée comme l’une des plus grosses "trahisons", mais qui incidemment a permis la naissance de cette ère.
Enfin, il y a un certain plaisir et une tension particulière dans le fait de voir une équipe enchaîner les tournois et les trophées. Combien de temps va-t-elle pouvoir maintenir cela ? Qui va la détrôner ? Quelle combinaison de joueurs va pouvoir enfin s’élever au dessus du rouleau compresseur danois ? Et quand ? Autant de questions qui maintiennent en haleine malgré le semblant d’invincibilité qui entoure Astralis. Et l’on voit déjà arriver des changements de joueurs, des tentatives de transferts telles MiBR retournant à une équipe entièrement brésilienne plus tôt dans l’année. Transferts qui ont des airs de réaction naturelle de la scène pour tenter d’éliminer le numéro 1 mondial. Des équipes qui doivent aujourd’hui choisir soit de se mettre à niveau en termes d’infrastructure et de méthodes de travail, copiant quelque part la structure danoise, soit d’innover encore plus, de trouver de nouvelles façons d’obtenir un avantage compétitif, ce qui ne peut, dans les deux cas, qu’être bénéfique pour tous, et les spectateurs en premier.
Cela fait également monter l’enjeu au fur et à mesure des victoires de la formation danoise. Plus les victoires s’enchaînent, et plus leur défaite future aux mains d’un hypothétique rival y gagnera en termes d’impact historique, créant ainsi une course encore plus folle entre les équipes qui en ont les moyens afin de pouvoir avoir le privilège et le prestige d’accomplir ce tour de force, détrôner Astralis. On peut difficilement sous-estimer la joie des supporters de l’équipe qui y parviendra. Quand la fameuse série de victoires ininterrompue des Ninjas in Pyjamas avait finalement été stoppée en 2013, cela s’était imposé comme un jalon marquant de l’histoire du jeu. Un événement futur qui reste en suspens pour le moment pour Astralis, même si le contexte et les enjeux sont différents de l’époque des Ninjas.
Concentrons-nous maintenant sur le concept opposé, une période comme les presque deux ans qui séparent l’ESL Cologne 2016 de la DreamHack Masters Marseille. Même si aucune équipe ne s’est réellement hissée au dessus de toutes les autres, on se retrouve dans une période qui semble être à la portée de plusieurs écuries, en l'occurrence principalement FaZe, SK, et Astralis. Là encore, l’une des conséquences est une compétition incroyable entre chacune des équipes prétendantes au trône pour asseoir son règne, chacune avec la conviction que le Graal n’est qu’à deux doigts. Il en résulte nombre de matches absolument incroyables ainsi que quelques moments historiques, et cette période en a délivré son lot. On peut citer par exemple la finale mémorable de l’ELEAGUE Major à Atlanta, entre Virtus.pro et Astralis, ou les nombreuses finales entre SK et FaZe. On peut mentionner la rivalité FaZe-Astralis, les deux équipes échangeant des finales sur fond de revanche du fait de l’exclusion de Finn "karrigan" Andersen de l’une pour être recruté par l’autre. On trouve la finale totalement inattendue entre SK Gaming et Cloud9, lors des finales de la saison 4 de l’ESL Pro League, où les Américains perdent la première carte après un renversement fou par les Brésiliens, pour finalement emporter le match 2-1 et donner son premier titre important à l’Amérique du Nord sur CS:GO. Un moment historique qui se verra doublé grâce à OpTic à peine quelques semaines plus tard.
Le deuxième semestre de 2016 a notamment vu les Américains, avec Cloud9 et OpTic, gagner leur premiers titres prestigieux, et l'on notera également le grand nombre de vainqueurs différents
On pourrait énumérer longtemps. En bref l’idée est là, ce n’est pas parce qu’aucune équipe n’a dominé durant cette période que la compétition n’a pas été à la hauteur, que l’histoire ne s’est pas écrite, et que la scène n’a pas vibré, tout simplement. Il ne s’agissait pas d’un passage à vide, plutôt d’une transition, avec son lot d’opportunités, ses nombreuses équipes à deux doigts d’atteindre le sommet, ou persuadées de l’être, seulement pour être immédiatement contestées voire détrônées. Ce sont aussi ces formations éphémères qui ont eu leur tournoi et leur trophée, pour disparaître presque le lendemain.
Pour conclure, il ne s’agit de toute façon que d’intervalles de temps bornées, et même si le fait d’être en plein dans l’ère d’Astralis peut faire oublier ce fait, leur temps est compté de toute façon. La véritable inconnue reste la manière avec laquelle l’hégémonie des Danois se terminera. Est-ce que l’on devra attendre que l’un des joueurs prenne sa retraite ? Est-ce qu’une équipe va enfin pouvoir comprendre comment enrayer leur style si efficace ? Ou simplement conclure lors des quelques occasions où Astralis a semblé vaciller avant d’effectuer une remontée se soldant par une victoire ? Quelles seront les conséquences à long terme en matière de structuration d’une équipe et de l'entraînement ? Quelle sera la conséquence de leur déclin ? Verra-t-on une équipe prendre leur place, ou reviendra-t-on à une situation disputée où l’on verra la scène lutter férocement pour tenter de mettre la main sur le titre de numéro 1 mondial ? Autant de questions qu’il peut être utile de se remémorer, alors qu’Astralis jouera – et gagnera probablement – son énième finale, afin de rester constamment émerveillé devant cette performance hors du commun, et de garder le suspens et l’enjeu présent dans une période qui semble pour l’instant toute tracée.
En attendant, quittons-nous sur les mots, dirons-nous, "colorés", de Chad "SPUNJ" Burchill.
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"J'espère qu'Astralis continuera de tout gagner pour que je puisse continuer à lire tous ces commentaires complètement stupides sur le fait que c'est ennuyeux. Get fucked plebs"